À titre posthume.

Je suis assis sur le tourniquet, mes mains frêles agrippées à l'anneau central comme si ma vie en dépendait.
Les enfants qui partagent avec moi ce tourbillon n'ont peur de rien. Certains sont debout, à crier de tourner encore plus fort. D'autres sont allongés la tête en bas, comme si l'animation était suffisamment calme pour les laisser s'endormir. Je ne peux pas paniquer, j'ai dix ans. À cinq ans on a encore le droit d'être tendu sur un tourniquet, à dix ans il n'est pas recommandé de dire qu'on éviterait volontiers un grand-huit.
Je ferme les yeux, même si la nausée est encore plus intense dans le noir.
J'essaie de me calmer, je pense à cette aire de jeu qui m'apporte de la sérénité à quelques pas, lorsqu'une pétanque réunie la famille ou que quelques tirs sur le panier des grands me fait m'imaginer en joueur de NBA. Les airs de cornemuse de Tri Martolod sonnent plus loin dans la Tribu de Dana, tube breton fraîchement sorti par un groupe parisien. J'évite de transpirer, des drapeaux bleu blanc rouge sont peints sur mon visage lisse aux claires tâches de rousseur.
Nous sommes le 12 juillet 1998.
Il y a l'avant, dont je me rappelle à peine, et l'après, qui laissera moins de souvenirs. Ce jour, le temps est en suspension, la tension est palpable, la ferveur est anxieuse, l'excitation est refoulée. Mais tout le monde espère se remémorer cette journée vingt ans plus tard, se rappeler le tourniquet et Hakim, le fils du Forgeron, comme si c'était hier. Nous avons eu raison d'espérer, ce soir là je me suis fait tatouer comme les autres campeurs d'un moment indélébile.
Vingt ans plus tard, les cris de singe autour de moi ont remplacé la fierté black-blanc-beur.
À l'autre bout de l'Europe cette fois, l'ambiance est tendue, mais pas par le fil d'une nouvelle communion. Il n'y a plus de tourniquet, même la bière ne me donne plus le tournis. Beaucoup autour de moi ne connaissent ni Manau, ni 1998. Une Finale de Coupe du Monde leur semble pourtant évidente. Le match, le temps, la victoire, filent à la vitesse de ma vie de jeune trentenaire. Le lendemain est un autre jour, seules quelques remarques racistes me rappellent que nous sommes champions à nouveau. La magie a disparu. Peut-être en 1998 finalement.
Mon neveu lui aussi a peur sur le tourniquet.
Alors voilà que je m'accroche à nouveau à l'anneau central, cette fois avec la force de ralentir le mouvement. Car j'ai envie de freiner, envie de remonter le temps, envie d'être à nouveau innocent. Penser le panier accessible quand je serai grand. Me dire qu'une partie de pétanque peut effacer tous les problèmes du monde. Mais quand je reviens sur cette aire de jeu pleine de souvenirs, elle n'existe plus. Le terrain de basket, le terrain de pétanque et le tourniquet ont été écrasés par une piscine couverte, une piscine semi-couverte, une piscine découverte et quatre toboggans. Comme si deux étoiles pour notre équipe et un double disque de diamant pour Manau nous avaient donner le droit de ne plus avoir de limites.