Au temps perdu.

Il y a des lieux où l’air vous apaise, véritablement.
Des paysages et des atmosphères homéopathiques. Il y a la route qui rejoint la maison de mon enfance au bourg de Trégarantec. Il y a la côte entre le Café du Port et le Sémaphore de Brignogan. Il y a la rue Oborishte qui descend de la Cathédrale Nevski à Sofia, jusqu’au canal. Ces endroits ne vous parlent certainement pas. Il y a aussi ces bistrots bretons, que vous imaginez peut-être davantage. Vous savez, ce bistrot perdu dans le temps. Il n'est pas vintage car il n’a jamais été démodé. Quand vous y entrez, vous ne sauriez dire quand son bar en bois a été sculpté. Pour le savoir, il faudrait peut-être regarder les millésimes des vins entreposés sous la poussière, près de l’imposante machine à café. D'ailleurs, si cette machine avait un compteur de cafés versés, il n’aurait certainement pas assez de chiffres. Ici, seuls les clients changent, au fil des générations. Une table d’adolescents pleins de vie côtoie celle d’un couple de retraités à la vie pleine. C’est cette pérennité qui calme mon souffle rapide, qui ralentit mon pas, lorsque je pousse la porte et que les clients me saluent d’un hochement de tête. Soudain, je me sens à l’abri de tout.
Mon verre de Côtes de Bourg commandé, je trouve mes marques sur la chaise en bois qui doit avoir tant d'histoires à raconter.
J’observe les deux habitués qui respectivement ouvre et ferme le bar de presque dix mètres de long. Ils se font face, chacun un coude sur le comptoir, dos voûté, demi de bière bon marché à la main. Ils n’ouvrent la bouche que pour avaler une gorgée, elle aussi apaisante. Ils composent une symétrie parfaite. La jeune barmaid, au centre, débouche la bouteille de vin et remplit d’un geste assuré un verre dont les marquages des centilitres sont depuis longtemps effacés. Elle s'assure simplement qu'il ne déborde pas. Je la remercie, bois doucement, pour ressentir. Mon regard se joint à ceux des grisonnants reflets de comptoir. Il divague sur un décor qu’eux ont parcouru mille fois, puis sur les quelques passants.
Il est 17h45 et les gars du coin remplissent une à une les tables voisines.
Ils entrent sans dire bonjour, certainement sont-ils déjà passés plusieurs fois aujourd’hui. Un rapide « un café et un demi s’te plait » depuis la terrasse précède la flamme du briquet. Les verres vides sont resservis dans le silence, les habitudes sont marquées dans les regards, les sourires, les gestes. L’endroit s’anime, l’ambiance se réchauffe sur fond de musique bretonne. Et puis les discussions isolées se détachent pour inclure l’assemblée. Un apéritif de famille, pour parler de la journée, du voisin, du chien, des galères. Je suis un spectateur aux premières loges auquel personne ne prête attention. Avec mon verre d’alcool et mon dos voûté, je fais partie des leurs.
Le propriétaire des lieux descend lorsque la salle est comble.
L’octagénaire a depuis longtemps laissé la main, mais il a besoin de sentir l’atmosphère, de respirer les effluves de bières, de vin, de café, malgré sa nette difficulté à respirer. Il s’assied au fond de la salle, un café fraîchement moulu à la main, et ne bouge plus. Les gens le saluent, sans réponse. Il est comme un buste posé sur un tabouret, en hommage à lui même. Mais il est l’âme de l’endroit et je l’imagine cinquante ans auparavant, passer d’un bout un l’autre du bar, bouteilles à la main, torchon sur l’épaule pour suivre la cadence des verres qui tâchent son comptoir flambant neuf. Il est si paisible, la chaleur du lieu qu’il a créé le réchauffe encore. L’air de cet endroit, lui aussi, l’apaise. Une mouche se pose sur mon verre, elle se joint à moi pour assister à cette humanité.