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C'est le salon de l'agriculture.

Mais il n'y a pas d'amour dans le pré. Et Jean-Claude n'y participera pas.
C'est le salon de l'agriculture.
Jean-Claude Joly, éleveur laitier, candidat de l'Amour est dans le Pré, s'est pendu dans la grange de sa ferme le 24 juin 2022.

Mais il n'y a pas d'amour dans le pré. Et Jean-Claude n'y participera pas.

Mes chères vaches, il est cinq heures pile ce matin de Juin lorsque je me réveille pour votre traite. Je n’ai même plus besoin de réveil, vous d’ailleurs n’en avez jamais eu. Pourtant, vous savez parfaitement à quel moment je serai là pour démarrer avec vous une nouvelle journée. Une nouvelle journée pas si nouvelle, il n'y a rien de nouveau quand il n'y a plus de saveur. Je me lève pour vous uniquement, je me convaincs que vous avez besoin de moi. Que vous avez besoin de cette routine pour être sereines, à défaut de l’être, moi. Ce matin pourtant la force me manque, la cafetière me semble trop loin, votre étable me semble inaccessible, ma vie me semble inatteignable. Je me lève et la culpabilité me transperce les tripes, ce matin plus violemment que les autres. Elle me fige. Je ferme les yeux, me persuade que je n’ai rien fait de mal, mais à peine la douleur s’atténue. Je préfèrerais d’ailleurs qu’elle m’achève, là, tout de suite. Sans avoir à réfléchir, mourir d’une cause naturelle ou surnaturelle, pas de mes propres mains. Je pense à mes frères et sœur, pour m’apaiser. J'imagine leur vie, calme ou trépidante, mais leur vie vivante. La douleur, pourtant, s’intensifie de nouveau.

Mes chères vaches, j’ai honte, honte de mon échec, honte du merdier dans lequel je me suis mis, honte de la confiance qu’ils m’accordent, honte de celle que vous m’accordez. Honte de vous parler, honte de n’avoir que vous, mes vaches, à qui parler. Ce matin je n’ose même plus affronter vos regards, remplis de calme, de compassion, de pitié, de colère, de reproche. Je n’arrive plus à les interpréter, parfois j’ai même l’impression que certaines d’entre vous me parlent. Que certaines me demandent de les laisser tranquilles quand d’autres me demandent de ne pas les abandonner. Mes chères vaches, mes fidèles, seules témoins de mon quotidien, de ma détresse, je suis devenu pitoyable même à vos yeux. Aux autres, je dis que les temps sont compliqués mais qu’on s’en sort. D’ailleurs vous devez vous demandez qui sont ces Ludovic, Yann ou Marie dont je vous parle tous les jours, quelles sont ces drôles de vies que je vous décris. Ou peut-être vous interrogez-vous sur l’existence même de ces frères et sœurs, peut-être sont-ils le fruit de mon esprit malade.

Mais je ne suis pas fou, je vous parle à vous car seuls vos grands yeux humides et sombres semblent comprendre ce que je vis. À vous, je peux vous dire que je suis à bout de force, que je ne vois aucune issue à cette spirale dans laquelle je suis rentré, loin de ce que j’imaginais, loin de ma passion. J’ai l’impression que parfois vous partagez ce que je ressens, et c’est peut-être pour cela que je suis encore là. Car je ne suis peut-être pas responsable de la situation, pas responsable des aléas du marché, de l’ultra-libéralisme et de tout ce qu’il tue, mais je savais ce qui m’attendait. Je connaissais les difficultés, les risques d’endettement, les galères dans lesquelles se sont mis d’autres agriculteurs, exploitants exploités. J’ai cru pouvoir être un artiste un peu capricieux, qui n’a pas voulu grandir, persuadé qu’il réussirait, lui. Mais quand le suicide de certains confrères m’était incompréhensible, inconcevable il y a quelques années, il m’est aujourd’hui une évidence. Alors vous vous demandez sûrement pourquoi cette famille dont je vous parle souvent n'est pas là pour prendre cette parole que vous n’avez pas, pour me rassurer, m’épauler, me raisonner ? Car, je vous l’ai dit, nous partageons le même sang mais pas les mêmes vies, pas les mêmes soucis. Et après tout je suis l'aîné, c’était mon devoir de veiller sur eux, pas le contraire. Et puis ils ne comprendraient certainement pas, je viens de vous dire que moi-même je peinais à les comprendre, et pourtant leurs vies sont plus ordinaires aujourd’hui que celle d’un agriculteur. Je ne saurais quoi leur dire s’ils me proposaient de l’aide, je refuserais certainement. Alors ils me conseilleraient peut-être de changer de vie, et ils n’auraient pas tort. Mais ils ne me diraient rien de plus, ils n’insisteraient pas. Nous avons grandi autour d’une pudeur que je respecte, autour du mérite de se débrouiller seul. C’est la force de notre famille.

Mes chères vaches, mes chères compagnes, je suis rongé, épuisé. Je n’ai la force que de lâcher prise. D’être lâche, fou, égoïste, stupide. Mais je ne vois pas d’autres moyens d’éteindre cette douleur qui m’empêche ce matin d’envisager de voir ce soir. Dans quelques minutes je marcherai vers l’étable, vers vous. J’allumerai le poste de radio comme chaque matin, le 5/7 de France Inter fera vibrer un semblant de vie entre les taules de la grange. Vous vous agiterez quand mes frères et sœurs dormiront encore profondément ou débuteront une routine, parfois compliquée mais sans détresse. Après quelques minutes à puiser la sérénité de vos yeux paisibles et profonds, je saisirai la corde que j'observe depuis trop longtemps. Je monterai sur la vieille chaise en plastique rouge qui tremblera sous mon poids. Je serrai le noeud à la poutre en bois du toit que je vous ai construit il y a dix ans. Je me laisserai tomber sans hésiter, sans réfléchir, devant vous. Rapidement je ne percevrai plus que des taches blanches et noires qui s’agiteront en comprenant ce qu’il se passe.

Pour remplacer Jean-Claude, rendez-vous du 25 février au 5 mars au Pavillon 4 du Salon de l'Agriculture, Espace AGRI'RECRUTE. Venez découvrir les métiers de l'agriculture sur 500m2 d'espace d'exposition.