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Charles à la cuillère d'argent.

Charles est né dans l’opulence, mais il ne le sait pas. Il a 8 ans et son quotidien est encadré des dorures des cadres des peintures de son immense chambre.
Charles à la cuillère d'argent.
Photo by Siora Photography on Unsplash

Charles est né dans l’opulence, mais il ne le sait pas.

Il a 8 ans et son quotidien est encadré des dorures des cadres des peintures de son immense chambre tapissée aux couleurs royales, dans l’hotel particulier de la famille d’Adhémar de Leluardière. La sienne. Il possède pour amis les majordomes de la maison, même s'ils le regardent trop souvent avec des yeux tristes. Il n'aime pas ça, les yeux tristes. C'est pour ça que sa meilleure amie c’est Suzanne, son infirmière. Elle lui sourit, elle a les yeux heureux. Elle passe presque tout son temps avec lui, sauf quand elle doit rentrer le soir s’occuper de ses autres enfants. Charles est un peu jaloux, mais il a finit par l'accepter. « C’est comme ça dans la vie », lui répétait Suzanne, quand il la suppliait de rester près de lui la nuit, quand il était plus petit. Quand il avait mal et que personne sauf elle ne paraissait comprendre ses douleurs.

Charles souffre en effet d’un handicap de richesse très rare : il est né avec une grosse cuillère en argent dans la bouche.

Il ne peut pas l’enlever et elle lui fait mal. On imagine bien qu’elle l’empêche d’avoir une enfance normale, ses parents le couvent et ne l’autorisent qu’à sortir dans le jardin privé de l’hôtel, quand la douleur s’atténue à l’aide d’une batterie de pilules qui engourdissent tout son visage. Pourquoi ne pas l’avoir opéré me direz-vous ? Car ses parents le savent, une telle cuillère en argent vaut de l’or. Les enfants nés avec ce trésor se comptent sur les doigts d’une main, et la valeur de la rareté est quelque chose que l’on maîtrise parfaitement chez les d’Adhémar de Leluardière. Alors Charles se console comme il peut, à l’aide des jouets dont il est inondé en compensation, et à l'aide des yeux heureux de Suzanne.

Un matin de printemps, il est réveillé par un ange.

Un enfant, comme lui. Il semble avoir la même taille, le même âge que lui. Alors qu'il ouvre les yeux, il aperçoit ceux de la silhouette : des yeux heureux posés sur un large sourire. Il s'imagine que Suzanne s'est transformée en un petit garçon. Il a souvent rêvé qu'elle soit un enfant, pour pouvoir partager ses jouets et pour ne pas qu'elle rentre s'occuper d'autres enfants le soir. Mais il n'a pas l'impression d'être dans un rêve, car dans ses rêves il y a la mer autour de lui et il n'a pas de cuillère en argent qui lui transperce les joues. Ce matin, il ressent la douleur habituelle jusque dans ses tympans, et ce sont les dorures des peintures qui l'entourent.

"Salut, je suis Bastien. Comment tu t'appelles ? lui demandent les yeux heureux.

_ Che chui Charles, lui répondent difficilement les yeux douloureux en face de lui.
_ Je suis un peu malade et ma maman m'a emmené avec elle parce que je ne peux pas aller à l'école. Tu n'as pas école toi ?"
Charles comprend que ces yeux heureux sont ceux de l'un des enfants qu'il rêve d'être. L'un de ceux qui ont Suzanne près d'eux la nuit quand ils ont peur. Sa jalousie se ravive, mais il est trop heureux de voir un garçon pour lui en vouloir. Il sourit, mais la cuillère lui fait mal.
"Aïe !
_ C'est quoi ce bout de ferraille qui sort de ta bouche ? Ça fait mal ? lui demande Bastien évidemment surpris, il n'a jamais vu d'enfants avec un bout de ferraille qui sort de la bouche.
_ Ch'est une quillère en argent, chui né avec. Mes parents dijent que ch'est très rare, que ch'ai beaucoup de chance. Elle me fait chrès mal. Mais si che pleure ça fait encore plus mal.
_ Pourquoi tu l'enlèves pas si elle te fait mal ? Moi j'aime pas avoir mal. Ma maman elle me fait des câlins quand j'ai mal et après ça va mieux. Tu veux que je demande à ma maman de te faire un câlin ?
_ Che peux pas l'enlever, mes parents veulent pas. Ch'aime bien les câlins, mais che préfère si ch'ai plus de quillère dans la bouche."
Les yeux heureux de Bastien se rapprochent des yeux tristes de Charles, qui se retiennent de pleurer. Bastien a mal au ventre, pas parce qu'il est malade, mais parce que ça lui fait mal de voir Charles souffrir.

Il a une idée.

Bastien décide de lui raconter une blague qu'il a apprise hier à l'école et qui l'a beaucoup fait rigoler :
"C'est l'histoire de deux mouches qui discutent sur un caca de chien : - J'ai envie de péter, dis l'une des mouches - T'es dégueulasse, on est à table !"
Charles ne peut pas se retenir de rire et c'est quand sa bouche est grande ouverte que Bastien tire d'un coup sec sur la cuillère en argent. Au même instant Suzanne entre précipitamment dans la chambre, après avoir cherché Bastien et entendu Charles rire. Tous les trois ont les yeux semblables, surpris, fixés sur la cuillère dans la main de Bastien. En quelques secondes l'argent s'oxyde, pour devenir presque noir. De peur, Suzanne saisit la cuillère, qui se casse en deux. Bastien tient le manche, Suzanne le cuilleron. Charles a enfin les yeux heureux, il éclate de rire en repensant aux mouches.