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Cinquante nuances de vert.

Je me souviens du noyer. Il y avait la terrasse de graviers blancs, mais nous déplacions la table en plastique de quelques mètres pour la poser sur l'herbe, sous le noyer.
Cinquante nuances de vert.
Photo by Maros Misove / Unsplash

Je me souviens du noyer.

Il y avait la terrasse de graviers blancs, mais nous déplacions la table en plastique de quelques mètres pour la poser sur l'herbe, sous le noyer. Un parasol fruitier couleur vert amande au déjeuner, vert avocat au dîner. Je me souviens de la forte odeur de ses feuilles, celle d'un insecticide naturel au parfum d'été. Des noix, je ne m'en souviens pas, je crois qu'il n'en a jamais eu. Peut-être parce qu'à la maison, nous n'en mangions jamais. Dans les tiroirs de la cuisine, nous trouvions de nombreuses pinces pour casser les pattes de crabes, mais aucune pour casser les coques de noix. Nous ne les sortions cependant jamais l'été car, le crabe, c'était pour Noël. L'été, sous le noyer abri des barbecues et des apéritifs, nous mangions des chipos aux herbes de Provence et des chips de patates bretonnes, nous buvions des bières du nord et des rosés du sud. Je me demande si l'enfance aurait été différente si nous avions croulés sous des noix de chez nous.

Je me souviens des cyprès.

C'était les mêmes qu'en Toscane, mais avec une coupe communiste, massive et cubique. Des dizaines d'arbres qui se mélangeaient pour former des murs droits, de cinq mètres de haut. Un nuancier de couleurs alcoolisées, aux teintes vert absinthe, vert anis et vert chartreuse, qui encerclait la maison. Le moindre espace entre les branches formait un refuge pour araignées, ballons égarés, enfants peinés ou joueurs cache-cachés. Mais quand d'autres ont acheté notre maison, ils ont déraciné les cyprès, ils ont rasés des décennies de croissance et de souvenirs d'enfance, ils n'ont rien compris. Nous, nous les aurions laissé grandir encore des dizaines de mètres, jusqu'à ce qu'ils plient en touchant le ciel. Et de là-haut, après une heure à se faufiler le long des troncs, nous aurions admiré la couleur vert asperge des champs de blé avant qu'elle ne vire au jaune, et la couleur vert poireau des champs d'artichauts avant qu'elle ne vire au violet.

Je me souviens de la rivière.

Son eau cristalline, son gravier jaune claire, les branches des arbres du bois penchées comme si elles voulaient se rafraîchir. Leurs reflets, mélangés à celui du bleu du ciel sur ce ruisseau tranquille, faisaient scintiller à la surface les verts sapin, les verts tilleul, les verts mélèze. Une superposition de filtres flottants aux éclats de soleil. Nous lâchions nos vélos dans l'herbe haute, enlevions nos chaussures et chaussettes, retroussions nos pantalons, posions un pied puis l'autre dans ce glaçon liquide. Nous dérangions le calme de la rivière et des libellules, qui préféraient s'éloigner le temps d'un bonheur d'enfant. Les barquettes de beurre Président nettoyées à l'eau naturelle, nous y fixions pics à brochette et feuilles de Sopalin, hissions la voile. Pieds et mains gelés en plein été, nous restions figés à regarder nos bateaux s'éloigner sous la haie d'honneur des châtaigniers. Nous les retrouverions plus tard le long du sentier, plantés dans un radeau de branches mortes en route vers leur paradis.

Je me souviens du champ de maïs*.

Des rangées de fusées dont nous suivions l'assemblage depuis la capucine de nos chambres, comme un indicateur de l'avancée des grandes vacances. Quand elles étaient définitivement plus grandes que nous, c'était l'heure de faire le cartable pour la rentrée. Mais avant cela, le champ était un terrain de jeu, un labyrinthe géant où toutes les routes, au cas où, menaient à un endroit du quartier. Quand nous y étions, nous nous imaginions dans Chérie, j'ai rétréci les gosses, minuscules devant ces tiges et ces vagues vert pomme, à la peau rugueuse et à la tête chevelue. Nous arrachions des épis juste avant la récolte, juste avant le défilé de moissonneuses-batteuses qui ne laissaient sur la route aucun espace, même pas au Peugeot 103 du frangin. Même à pieds, il fallait trouver un endroit où se garer. Quand maman nous appelait dehors pour rentrer manger, nous jetions nos épis volés par dessus la haie pour ne pas être grondés, et nous étions heureux de retrouve quelques secondes plus tard les grains de Géant Vert dans la salade de riz.

Quand la réalité devient insaisissable,
il est important de garder la main sur les souvenirs.

aspergé de pesticides #ecophyto

Arborescence des nuances de vert