De hauts et de bas.

Premier lundi du mois de novembre.
Il fait déjà nuit, Halloween a officiellement clôturé l'automne, la Toussaint a officiellement lancé l'hiver. Nous ne sommes qu'au début d'un long tunnel. Il est important de commencer la semaine dans le réconfort, alors ce lundi soir, c'est pâtes. Je la regarde faire, je cuisine correctement les pâtes, mais il y a des chasses gardées qu'on préfère ne pas enfreindre. Deux cents grammes de spaghettis sont pesés puis plongés dans l'eau bouillante, salée. Le minuteur est lancé, onze minutes pour une cuisson al dente. Au-delà, c'est raté. Je sais déjà qu'elle goûtera une pâte tout de même avant de tout verser dans la passoire, elle ne fait confiance qu'à son palais. Ces onze minutes sont longues, toujours trop longues, toujours plus longues que les minutes de dégustation qui attendent. Les papilles salivent, même si, même si, je ne devrais pas le révéler, il s'agit ce lundi de pâtes sans gluten. Blasphème, elle est italienne, il est intolérable de trahir le blé de son pays par du maïs et du riz d'un autre monde. Mais j'ai l'intestin sensible en ce moment, irritable comme mon humeur, et l'amour est plus fort que la trahison. Je me suis trompé toutefois, elle n'a rien goûté, elle a jeté les faux spaghettis dans l'évier, sans tendresse, sans respect. L'Italie est sauve.
Mardi suivant le premier lundi du mois de novembre.
Tous les quatre ans, c'est le rituel. Ce n'est plus le jour des pâtes, c'est le jour de la sauce. La sauce à laquelle le monde va être mangé. Elle est plus ou moins salée, plus ou moins acide, plus ou moins amère, car tous les goûts sont dans la nature. Depuis ce mardi suivant le premier lundi du mois de novembre 2000, j'écoute, je m'intéresse, je m'émerveille, je m'agite pour ce qu'il se passe outre-Atlantique ce jour-là, comme s'il s'agissait de la genèse d'une vague qui touchera bientôt les côtes françaises, en commençant par la Bretagne d'où on pourrait apercevoir la Statue de la Liberté les jours de beau temps (rumeur qu'il n'a pas été possible de confirmer pour l'instant). L'espoir Al Gore, la tentative Kerry, la consécration Obama, le choc Trump, le calme Biden, ce mardi j'ai un goût particulier dans la bouche, un mélange de saveurs qui se marie mal. J'ai peu d'appétit, j'ai l'estomac noué d'appréhension, mais au fond, au fond, j'ai soif de 2008. Le Président "de la transition" est sur le départ, demain matin le monde se réveillera avec la première femme Présidente des États-Unis. Allez, un bain de bouche, et au lit.
Mercredi rouge.
Il est six heures, je me lève, je me sers un café et allume immédiatement la télé. Un bandeau "Kamala Harris ne prendra pas la parole ce soir" est affiché. Je me rends compte que c'est BFM TV, j'ai eu peur un instant. Je zappe jusqu'à France Info, les journalistes sont tout sourire sur le plateau, me voilà rassuré. Et puis je vois les images de ces mines dépitées face à l'estrade vide, qui peinent à se disperser. Je ne me suis pas réveillé. Comme aurait aimé dire Émile, on peut tromper une fois mille personnes, mais on ne peut pas élire deux fois Donald Trump. Et pourtant. Je reste figé, mon café est froid, mon corps aussi. Une marée doit être bleue, n'est-ce pas ? Alors pourquoi ce matin est-elle rouge, d'un rouge sang fier, qui se déverse partout, dévastateur ? On attendait les résultats dans quelques jours, au mieux, je m'étais assis sur le canapé seulement pour confirmer mon enthousiasme et me donner la force d'aller au sport. Au lieu de ça, j'assiste à une élection de délégué de classe, il suffit de dépouiller un petit bout de papier par État, qu'on pose à gauche ou à droite du bureau de la maîtresse en fonction qu'il est écrit "Donald" ou "Kamala" dessus. C'est déplié et plié en quelques minutes. J'ai l'estomac creux, je peine à avaler un petit déjeuner de travers, tant pis pour le sport. Je n'ai pas fini ma banane que Macron dégaine les félicitations, après Orban et avant Netanyahu, en voilà un beau trio de tête. Et malheureusement je confirme, ce sont bien des tâches orange que l'on voit partout sur le réseau social du véritable grand vainqueur. Je décide de me mettre à bosser pour oublier, me rappelle rapidement que mon employeur est texan. J'aurais du trouver le moyen d'occuper mes collègues jusqu'à tard hier soir pour les empêcher d'aller voter. La sauce barbecue est déjà écoeurante, je ne peux qu'espérer qu'elle dégoûtera ses fans le plus rapidement possible.
Jeudi blanc.
Il est loin le "jeudi noir" de 1929 où la Bourse américaine a craqué. Ce matin, à part le soja, toutes les valeurs se réjouissent de la vague rouge pour finir largement dans le vert. Bravo Donald, tu pourras te baigner dans ta piscine de pièces d'or, le capitalisme a de beaux jours devant lui. Le Bitcoin aussi atteint un niveau historique, je me rappelle que j'en avais acheté un peu mais je n'ose pas regarder, je me dégoûterais de moi-même. Pourtant, j'ai l'impression que le monde entier a déjà accepté l'inconcevable, on se réjouit presque de suivre les frasques d'un fou comme s'il s'agissait de la deuxième saison d'une série télévisée qu'on attendait depuis trop longtemps. La nuit a tout nettoyé, on a fait table rase, Trump est blanc comme neige, on lui donne la présomption d'innocence et on rassure : ce n'est pas parce qu'un chihuahua aboie qu'il mord. On a déjà repris le cours de nos vies, je me force à retracer le mien. Ce matin je prévois de sécher le travail pour aller faire quelque chose de bien, prendre le temps d'écouter et d'écrire le récit de quelqu'un qui arrive au bout de son chemin. Cette perspective m'apaise, quand on ne sait pas où aller, rien ne vaut marcher dans les pas de ceux qui sont déjà arrivés. Mais à la dernière minute mon rendez-vous est annulé, "on remet ça à Janvier", qu'elle m'écrit. Et je le traverse comment l'hiver maintenant ?