Des chiffres et des lettres.

1000 jours.
1005. La précision à son importance, de nouveaux soldats et de nouveaux civils sont morts depuis mardi. D'autres encore à l'heure où j'écris. Bientôt trois ans que cela dure, des enfants sont nés depuis, marchent, parlent, sourient, avancent dans un monde en guerre. Ici, on les couve, on les protège, on leur cache tout. Là-bas, on les déplace, on les sauve, on les cache. Mais on n'y arrive pas toujours. Elle n'y arrive pas toujours. Il est parti devant, pour empêcher l'Ukraine et l'Europe de reculer.
2395 kilomètres.
Ce matin, j'habite Kiev. La rue est calme, trente mètres plus bas. Le soleil de Novembre frappe à la fenêtre mais peine à me réchauffer. J'attends mon café noir, la cafetière s'éveille derrière moi dans un ronronnement apaisant. J'aime le dimanche, tout est si tranquille, la ville est à l'arrêt, le début de l'hiver calme les ardeurs de la capitale. À l'intérieur de l'appartement, le calme règne pour quelques minutes encore. Zoya dort, son sommeil est calé sur celui de Marko, notre jeune fils, qui semble encore au milieu d'un rêve.
8h30.
L'alarme de la ville retentit. Marko pleure, Zoya se précipite hors du lit. J'allume la télévision, une attaque aérienne d'ampleur est en cours dans plusieurs villes du pays. Des drones, des missiles, au cours des derniers mois j'ai appris à nommer ces têtes tueuses auxquelles je n'aurais jamais cru un jour m'intéresser, désuète était la guerre. J'ai été formé aux services, pas aux armes. J'ai 26 ans, je démarrais ma carrière quand la guerre a éclaté. Plus rien n'a de sens aujourd'hui, et Marko vient d'arriver, enfant de la guerre. Nous nous habillons dans la hâte, les pleurs et les cris. Nous prenons la direction du métro, refuge de la ville.
160 000 hommes.
Supplémentaires. L'âge d'enrôlement à la guerre vient de passer de 27 à 25 ans. Je priais chaque jour pour que la guerre se termine, peu importe comment, avant mon prochain anniversaire. Mes prières ont été vaines, comment croire après tout qu'un dieu nous protège. Mes rêves se brisent d'un coup. Dans la hâte, les pleurs et les cris, je prends la direction du métro, pour aller je ne sais où. Je suis développeur informatique, désormais en treillis, j'ai quelques semaines pour apprendre à tuer, et à survivre. Ma femme et mon fils sont déjà un trou douloureux dans ma poitrine. Je pars avec d'autres jeunes remplacer les centaines de milliers qui ne reviendront pas.
8 morts, 14 blessés.
Chaque matin, sa statistique. Les résultats de la roulette russe. On lance des drones d'un côté comme de l'autre, on joue à touché-coulé, on espère déjouer les défenses, au pire un débris peut tuer. Aujourd'hui, Zoya et Marko sont parmi les numéros gagnants, notre immeuble parmi des milliers de possibilités est celui qui a été frappé. J'avais la force chaque matin de me réveiller car, du front, je les protégeais, j'empêchais à mon échelle que la guerre ne les atteigne. Je suis désormais une plaie béante, on veut me ramener à Kiev, faire le deuil. Je n'ai plus rien qui m'attend là-bas, autant en finir ici.
Puissance 10.
Dans nos tranchées, certains arrivent encore à voir le verre à moitié plein. On dit qu'à Gaza, le carnage est incomparable. On se sent presque chanceux. Ici, on perd du terrain, on perd nos camarades, mais je suis le seul à avoir perdu ma famille. Là-bas, il ne reste plus rien, plus personne. Il n'y a même pas de guerre, il y a un acharnement, une partie à sens unique, une rage génocidaire. Que le monde regarde, comme on nous regardait. On attend des armes, mais elles sont livrées à Israel. Le monde marche sur la tête, j'ai repris mes prières, j'espère être le prochain numero du bingo russe.