Extrait 1.

La veille, c’est au Bar-bar à Sofia que se trouve Loïc, mon frère cadet, après un dîner bien arrosé : une rakia pour la salade, ce digestif que les bulgares boivent en apéritif, puis trois verres de vin pour la résistance. Du Rubin, un cépage puissant que l’on ne trouve qu’en Bulgarie et dont plusieurs dégustations sont nécessaires pour apprécier ses forts tanins. Le Bar-bar est un cube vitré sans charme, sans architecture, sans prétention. Sans nom d’ailleurs. Un aquarium sous les chênes du parc Crystal - du nom d’un café disparu, dans lequel une jeunesse artistique et dissidente née après la chute de l’Union Soviétique s’agite bruyamment en écoutant Fatboy Slim sur téléphone portable.
Comme toujours Loïc porte un costume cintré et une cravate fine. Ses voisins dans le parc portent à l’inverse des pantalons larges et des pulls amples à capuches. Ils n’ont en commun qu’un verre à la main et leur indifférence face à la statue, érigée face à eux, du révolutionnaire, poète et politicien Stambolov, assassiné ici cent ans auparavant. Les premières soirées printanières dans les parcs du centre de Sofia, sous la lumière jaune des vieux lampadaires et sous la chaleur retombée, ont cette particularité de réunir des gens de tous horizons aux préférences alcooliques variées : les bières locales trinquent avec les rhums ambrés, voire déjà avec les Mentas estivales, un mélange de liqueur de menthe locale et de Sprite. Je ne suis jamais allé à Sofia, mais Loïc m’a raconté quelques-unes de ses soirées improvisées, dans cette capitale dont je ne connais que peu de choses, mais dont j’ai souvent imaginé un certain chaos post-communiste dont il n’est vraisemblablement rien.
Quelques heures plus tard, les dernières lumières des appartements qui entourent le parc s'éteignent. Loïc et ses amis descendent l’une des artères principales du centre-ville, la rue Rakovski, pour se rendre au Alcohol, une boîte de nuit qui porte bien son nom. Ses murs, ses pistes de danse et ses plusieurs bars sont taillés dans un même bois, au sous-sol d’un ministère quelconque, lui aussi à la gloire passée. De la tequila bon marché est offerte à chaque chanson qui motive un serveur, soit très régulièrement. L’ambiance est celle d’un vieux saloon, l’endroit éclairé uniquement à l’aide de vieilles lampes en métal qui tombent irrégulièrement du plafond. Les peaux sont humides, l’air chaud est emplit de fumée de cigarette et difficilement respirable. Les déhanchés sont prononcés, les tubes des années 2000 ne laissent personne indifférent. Après quelques shooters, les doigts sont salés, les lèvres sont amères. Loïc se rapproche de quelques-unes d’entre elles, croise une collègue qui danse sans ses chaussures, se rassurant ainsi qu’il n’est pas le seul à anticiper le weekend. Le corps fatigué dans son costume qu’il tâche d’épargner, il décide de s’asseoir, dos au bar, à regarder les jeunes bulgares, belles par leur insouciance et la légèreté de leur robe. Le comptoir est couvert d’alcool dont les effluves deviennent de moins en moins agréables à respirer. Il commande un Baileys, comme un verre-dessert.
Son corps ne répond presque plus, il est épuisé par cette, ou plutôt ces soirées, qu’il enchaîne tel un un professionnel du pub-crawl. Mais c’est bien cela que Loïc est venu chercher ici, loin de son Finistère. Il a choisi de s’envoler il y a deux ans, de changer, de déjouer les pronostics. Il a soif de découverte, d’originalité, il a le sentiment de pouvoir tout faire. A vingt-sept ans, il a des envies d’ailleurs à assouvir et des excès de raison à détruire. À chaque fois qu’il s’assoit au bar après plusieurs heures de danse, son cerveau prend le relais sur ses jambes et il fait le point, confirmant qu’il est là où il doit être et que, pour l’instant, tout se déroule comme prévu.
Loïc finit tout de même par capituler et prendre la direction de son grand appartement dans le centre de la capitale bulgare. Nous sommes jeudi, ou plutôt vendredi matin, et il faut encore travailler une journée, l’insouciance chez Loïc n’est jamais totale. L’air est encore lourd mais plus agréable que dans la boîte. À 3h30 les rues de Sofia sont paisibles, le charme de l’Est et les éclairages orangés des bâtiments massifs opèrent toujours la même magie sur Loïc. Il rentre en titubant et en sifflotant d'une soirée désormais ordinaire. Ce soir comme beaucoup de soirs Loïc s’endort habillé sur son lit. Il se lève à peine trois heures plus tard pour lancer machinalement la cafetière Nespresso et sa capsule Kazaar polluante, avant d’enlever son costume, passer sous la douche, avaler son café d’une gorgée énergisante, enfiler un nouveau costume et enfin, choisir une cravate originale pour attirer l’attention de ses collègues ailleurs que sur son visage défraîchi.
Ce matin de Mai, il regarde par la fenêtre de son bureau, dans les locaux d’une banque internationale. Elle offre une vue splendide sur la montagne Vitosha, dont Sofia se trouve au pied. Il est tôt mais il fait déjà chaud, le ciel est bleu mais d’épais nuages approchent. L’une des fameuses pluies orageuses des matins de Mai s’annonce, ses trombes d’eau accompagnées d’un vent violent viendront nettoyer les ardeurs nocturnes de la capitale pendant quelques minutes, avant que le brouhaha du quotidien n'envahisse à nouveau les rues abîmées du centre-ville. Loïc allume son ordinateur. Il était le dernier couché mais il est le premier arrivé de son équipe. Il profite du silence pour démarrer sa journée comme si sa vie était finalement paisible, ordinaire. Il regarde les résultats des matches de NBA qui se déroulaient lorsqu’il buvait son verre de Baileys.