Avant que les champs ne brûlent.

À cet instant, la seule chose qui traverse ma cervelle de moineau, comme l’appelle ma soeur, c’est que j’ai très envie de faire pipi. Je suis accroupi dans la terre, caché par le maïs et ses épis hauts et droits comme des fusées. Personne ne me verrait si je me levais et arrosais ses longues tiges vertes, surtout qu’il n’a pas plu depuis plusieurs jours. Mais si je pense à la pluie, je pense à mon envie de faire pipi. Et plus je pense à mon envie de faire pipi, plus j’en ai envie. Vous voyez de quoi je parle. J’ai l’impression que ma cervelle de moineau et le corps gringalet qui la porte, comme l’appelle ma soeur, vont exploser d’un coup en un jet puissant.
Mais je ne peux pas bouger. Si je bouge, Bastien m’entendra. Il a déjà gagné la dernière partie de cache-cache et les gages au perdant sont trop désagréables. Hier, j’ai du attraper un crapaud, ce qui n’est déjà pas une chose facile, et surtout, j’ai du lui faire un bisou. Vous avez déjà touché la peau d’un crapaud ? C’est pire que celle de votre papy, elle est dure et épaisse à la fois, avec comme des petites cloques par dessus. Ça me redonne la chair de poule rien que d’y penser. J’entends les épis bouger au passage de Bastien. Ce bruit si particulier, comme si on frottait le mur de crépit de la maison. Vous avez déjà touché un mur de crépit ? Ça ne crépite pas. En vrai, c’est presque comme la peau d’un crapaud, mais encore plus dure. Le bruit du crépit aussi me donne la chair de poule, mais celui des épis de maïs, je l’aime bien. Il est particulier, c’est le bruit de l’été.
Bastien se rapproche à grands pas, il me presse en parlant à voix basse, car il sait que mon envie de faire pipi devient plus intense à chaque centimètre en moins qui nous sépare. Mais il me reste peu de temps à tenir. Ma Flic-Flac me dit que dans moins de deux minutes, c’est moi qui gagne. Avec Bastien on est obligé de mettre un chrono, car on se cache toujours au même endroit, dans le champ de maïs en face de nos maisons. Si on avait tout le temps, on finirait forcément par se trouver (et moi par faire pipi dans mon short). C’est comme quand on y perd le ballon de foot. On part chacun d’une extrémité du champ et on parcourt les rangées en courant. Le champ se transforme en labyrinthe dans lequel toutes les allées se rejoignent. On tombe toujours le ballon, avec un certain soulagement alors qu’on était certain de le retrouver. C’est un peu comme un chasse aux oeufs de Pâques, mais en plein été.
Bastien me saute dessus et je crois que je fais pipi quelques gouttes quand je m’affale sur la terre sèche. Mais l’envie se dissipe finalement d’un coup et je suis presque soulagé d’avoir perdu. Jusqu’à ce qu’il me demande de me faire un shampoing avec la terre du champ, comme gage. Je m’exécute sans trop broncher, j’aime la terre bien plus que la peau de crapaud. J’en ramène une tonne tous les soirs de l’été sur mes vêtements, alors quelques grammes de plus ou de moins dans les cheveux n’empêchera pas ma mère de crier avec gentillesse « mais où t'as encore été te rouler ? ». Ma maison et celle de Bastien sont pourtant entourées de champs, elle sait très bien où j’ai été me rouler. Mais je hausse les épaules à chaque fois et cette réponse semble lui convenir car elle me dit juste « vas te laver ! ».
J’aime bien aller me laver après la journée dans les champs, j’ai la grande salle de bain rien que pour moi. Je m’assois dans la baignoire et au fur et à mesure que je passe le jet sur mon corps gringalet, je prends notes des nouvelles égratignures et des nouveaux bleus que la journée me laissera en souvenir. Je remplace la terre par le Dop et je me fais une barbe en bulles de savon. Je me frotte le visage en gardant les yeux grands ouverts pour m’assurer que ça « ne pique pas les yeux ». Pour ce qui est « d’éviter les noeuds », je ne peux pas confirmer. On passe tous sous le sabot de la tondeuse une fois par mois pour faire gagner du temps et de l’argent à mes parents. Sauf ma soeur bien sûr, je ne sais pas ce que vous alliez imaginer. Mais avec mes trois frères, c’est le rituel. Du plus petit au plus grand, et l'inverse pour le sabot. Lionel à 16 ans et il a le droit au plus petit sabot, deux millimètres, on dirait qu’il est chauve ! Moi c'est 12 millimètres, ça me fait presqu'une coupe en brosse, comme les footballeurs.
Il faut que je vous dise, je n’ai pas vraiment une cervelle de moineau. Je les vois bien les moineaux dans le jardin quand je leur donne les miettes restées au fond du sac à pain, leur cervelle est plus petite. Mais j’ai bien un corps de gringalet, je le vois quand je compare. Pas aux corps des moineaux, mais à celui de Bastien. Il a de la peau en plus, ça se voit. Moi je m’amuse à lui montrer mes côtes en m’arrêtant de respirer, mais Bastien il a beau vider tout l’air de son corps, il y a pas une côte qu’on voit. Ou alors il n'en a pas. Moi ça m'est égal, mon oncle m’appelle « le chétif » quand il me voit, mais au moins j’ai quelque chose qui me différencie. C’est important la différence, mon père me dit toujours que ceux qui réussissent sont différents. Je sais qu’il entend "différents de nous", mais moi je pense à différent tout court. Je m’en fiche aussi de réussir, je ne sais pas ce que ça veut dire. Tout le monde dit de mon cousin « oh Ludo il a réussi », mais quand je le vois Ludo, il a pas l’air plus heureux que mon père devant sa boîte à rouler. Alors j’ai pas envie d’être comme lui. Les super-héros aussi sont différents, et ça par contre, ça me plait. Je m’imagine sans arrêt avec mes frères, en Tortues Ninja, en Power Rangers, en tout un tas de personnages imaginaires. Mais ils ont l’air de préférer que je sois un super-héros solitaire. « Regarde Batman, Spiderman, Superman, ils sont encore plus forts seuls », me répètent-ils quand ils sont affalés devant Hartley à la télé. Sauf que moi, Chétifman, ça ne me donne pas envie.