Jospin aux chiottes.

Dans l’un des premiers souvenirs de mon enfance, c’est ce que Myriam avait collé sur les vitres des voitures du quartier, le 7 mai 1995.
Jospin aux chiottes. J’avais huit ans, la politique n’avait encore aucun sens, mais je comprenais que ça ne plaisait pas aux propriétaires des Renault 5 et Peugeot 205 qui lui criaient dessus en retour. Chirac en prenait évidemment pour son grade, surtout sur nos terres agricoles et ouvrières, mais je ne me souviens hélas pas du slogan qui le mettait à l’honneur. Le clivage gauche-droite avait alors des allures de matchs de foot. Deux équipes distinctes, deux capitaines, deux tribunes de supporters qui s'affrontaient avec passion. C'est à bâbord, qu'on gueule les plus forts, aurait-on pu chanter autour du barbecue et des bouteilles de rosé, alors que des airs d'été prenaient également part à la campagne. On y répliquerait immédiatement que c'est à tribord, qu'on gueule les plus forts, même si, sans aucun doute, le poids des décibels ferait pencher la balance à gauche. C’était simple la politique, même pour un gamin qui ne faisait qu'observer, dix ans avant d'avoir le droit de vote. Surtout, elle suscitait un intérêt si fort que j'ai ressenti le soir du 7 mai 1995 une ferveur semblable à celle de la finale de Coupe de monde 98. Ce même soir, quand Jospin a effectivement pris la direction des chiottes, on pouvait quand même voir les mains se serrer entre adversaires, avec un respect depuis disparu. Bien joué, disait-on.
Quand Jospin a décidé de rester aux chiottes pour ne plus jamais en sortir, c'était le 21 avril 2002.
Je n'avais toujours pas le droit de vote, mais j'étais aussi incrédule que les électeurs expérimentés. J'étais un adolescent qui comprenait que quelque chose d'anormal se passait ce soir là, que la politique avait basculé dans une nouvelle dimension. Que je deviendrai électeur avec un poids nouveau sur les épaules. J'enregistrais sur cassette et écoutais en boucle Fils de France de Saez, pour ressentir la gravité du moment. Les blagues n'avaient plus leur place dans les discussions politiques, tout le monde a gueulé "À tribord !". Je n'ai jamais vu un pays entier si soulagé de voir l'homme sans lunettes apparaître seul à l'écran, deux semaines plus tard. Victoire par forfait.
20 ans plus tard, le 24 avril est une journée des plus banales.
Je l'ai oubliée aussi vite que les médias. Même une extrême droite au second tour ne marquait plus. Même un vote pour l’extrême droite ne suscitait plus de slogan. Pas de Marine aux chiottes, pas même au deuxième tour. Pas d’affiches collées sur les Renault Clio ou les Peugeot 208. À peine un mot à table. On oublie presque d'aller voter. Plus de clivage, on accepte ou on rejette dans le silence et l’indifférence. Le visage de Macron apparaît et on éteint immédiatement la télévision pour aller faire la vaisselle. Match nul.
Mai 2027. Fiction.
Jospin est décédé il y a tout juste un an. On se remémore 1995 en famille, on se remémore 2002 en France. Hommage à un gâchis. On se remémore également le PS, décédé après les Législatives de 2022. Une pointe de nostalgie d’une France qui se bat et voilà l’Union Populaire en tête au premier tour. C'est à bâbord qu'on gueule à nouveau les plus forts, la première fois pour ceux qui ont eu le droit de vote il y a près de 15 ans. En face, encore et toujours l’extrême droite, même si elle incarne désormais la droite entière. Un diable habillé en Prada qui rassure, car on a peur de la "nouveauté" face à un parti qui a l’habitude des seconds tours. On ne chante plus Fils de France. On appelle plus à aller voter avec des gants ou une pince à linge sur le nez. De 2002 ne reste que le nom du candidat. « Cela fait 25 ans que les Français attendent ce moment ». Ce sont les premiers mots du discours de victoire de Le Pen. Défaite à bâbord, défaite à tribord, pleureront-nous.