Ken Pop.

"Nice to meet you."
Laurent, tignasse grise bien brossée vers l'arrière et buste à doudoune sans manche toujours penché vers l'avant, a choisi l'approche anglophone pour faire connaissance avec toute la clientèle du bar, verre de rouge à la main. On se moque de lui quand il tape sur l'épaule du DJ en lui jetant "this is good !", avant de découvrir finalement un chic type avec qui on partagera volontiers un shooter de liqueur de mandarine en fin de soirée. Dans ce bar près de la place Garibaldi où les bouteilles de vins dessinent murs et plafonds, on oublie vite de garder son tabouret, puis sa table, puis ses distances. Pompette s'est installé à Nice en même temps que nous et il est évident ce soir que nous sommes devenus amis. Le sosie (ou un fils) de Pablo Escobar, patron discret, se détend face à l'amusement général, se laisse même aller à deux reprises à un sourire sous sa moustache et à un clin d'oeil sous son sourcil. En regardant le DJ.
Ken Pop.
C'est son nom le weekend. Quand il trimballe sa platine à Nice entre l'hôtel Amour et le bar Pompette. "La semaine, je travaille dans la cyber-sécurité à Sophia-Antipolis." C'est la phrase qui a donné naissance au billet du jour, comme une évidence. Avec Ken Pop, ça a aussi été love at first sight, comme dirait Laurent. Derrière ses lunettes empruntées à Dahmer qui collent à son côté cyber, on rencontre le DJ le plus timide du monde, qui ose à peine se tourner vers la foule qu'il fait pourtant danser. Quand il ose parce qu'il nous a entendu dire qu'il était vraiment bon, il sort son téléphone pour immortaliser la situation, pour être sûr en rentrant qu'il n'a pas rêvé, qu'il y avait bien le bar tout entier acquis à ses rythmes. Il retourne immédiatement à sa platine, casque sur l'oreille, tête penchée sur l'épaule, la transition est parfaite vers... Michel Berger. Ken Pop sait surprendre, alors il se tourne à nouveau, lève sans assurance un bras en l'air, sourit au patron en retour et laisse briller son appareil dentaire sous quelques flashs.
(I've had) the time of my life.
Malgré les vodkas espresso à peine avalées, Pablo rappelle à Ken qu'il est l'heure de débrancher. Les deux sont tristes. Laurent aussi, "What ? déjà ?". Ken annonce que la prochaine est la dernière. Il ne le fait pas dans un micro comme un DJ célèbre, non, il le dit à chaque personne une à une, presqu'à l'oreille. Jusqu'au bout, Modest Ken, même quand tout le monde crie "Encore une !". Il monte le son tout doucement, il savoure, et nous aussi. L'hymne de Dirty Dancing s'installe doucement dans les enceintes et dans les corps, tout le monde est levé vers le messie. We've had, the time of our life. Près de la porte, on aperçoit un gars de quatre-vingt-dix kilos se faire porter par son pote, à bout de bras. Ken donne des ailes. Je fixe le pin's accrochée à la poitrine de sa chemise impeccable, l'étoile de l'album Religion de Niagara. Je pense à mon manuscrit, Pendant que les champs brûlent, je me dis que si un spécialiste de la cyber-sécurité peut s'appeler Ken Pop et faire danser les foules, alors on peut continuer de croire en ses rêves.