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La Guinguette.

"Les jeunes prévoyaient la guerre (…) ils devinaient la fin de leur pain tendre. Toutes les occasions étaient bonnes pour guinguer des nuits entières."
La Guinguette.
La Guinguette à Montmartre, peinture de Vincent Van Gogh, 1886

"Les jeunes prévoyaient la guerre (…) ils devinaient la fin de leur pain tendre. Toutes les occasions étaient bonnes pour guinguer des nuits entières."

Maurice Genevoix dans L’assassin donnent à nos yeux l’envie de s’emplir d’obscurité pour s’imaginer cette époque où les jours n’ont pas d'avenir. Nous ne prévoyons pas encore la Guerre, mais nous la sentons proche, nous l'entendons presque. Alors je monte haut le son de la musique, j’ai envie de guinguer.

Nous sommes en Finistère, dans un village anodin, sans particularité aucune.

Ni bord de mer, ni forêt légendaire. Des champs cultivés à perte de vue, parfois séparés par des corps de fermes, construits dans une pierre qui résiste aux guerres. Les habitants qui ont connu ces dernières n'ont jamais quitté ce grain de vie : ils y sont nés, ils y ont grandi, ils s’y sont mariés, ils y ont élevé leurs enfants, ils s'y sont enterrés. C’est un écrin de calme où les oiseaux chantent plus forts qu’ailleurs, pour briser les silences. Les quelques routes se rejoignent toutes. Les quelques marcheurs se croisent, se saluent, s’arrêtent, regardent vers le ciel pour prévoir la prochaine averse, continuent leur chemin, se croisent à nouveau.

Dans ce village à l’abri, il existe un lieu, comme un mirage, où le temps n’a pas de date.

Nous pourrions être en 1800 comme en 2100. Quand je ferme les yeux, j’y suis en juin 2023. La chaude brise apaise les traits et détend la machoire de mon visage marqué par plusieurs mois bouleversants. Les bombardements en Europe de l’Est ont soufflé des vies sur des milliers de kilomètres, dans toutes les directions. Beaucoup de choses ont changé, sauf cet oasis, la guinguette familiale. Le haut mur de pierres et de lierre semble l’avoir épargné. C’est un lieu de rassemblement, de rencontre, de rire, de jeu, de danse, d’amour. Un lieu de bonheur, partagé par des âmes dont les sourires savent désarmer sans souci des soldats sans folie. Chaque corps ici regorge et déborde d’humanité, me mettant mal à l’aise tant j’ai le sentiment de ne pas être à la hauteur. Mon esprit solitaire s’est souvent confondu dans l’égoïsme. Ou l’inverse.

J’observe ces dizaines de danseurs amateurs qui expriment leur vitalité et leur besoin vital de vivre.

Des gens du coin, des gens d’un peu plus loin. Une famille de très loin, accueillie un an plus tôt à bras et coeurs ouverts, alors qu’elle ne pouvait pas aller plus loin vers l’Ouest. C’est quand elle a quitté une guerre qui ne la concernait pas que pour la plupart nous nous sommes sentis concernés. Mon cousin me répéte souvent « qu’avoir le choix de tout quitter est un luxe, quand des millions y sont forcés ». Beaucoup de ceux qui ont refusé de partir sont aujourd’hui prisonniers, dans des no mans land que tous condamnent. Mon cousin me répète souvent que « condamner c’est facile, surtout pour des personnes comme nous qui nous sentons prisonniers de nos privilèges. » C’est cette rage intérieure qu’il partage à chaque personne qui s’accoude au bar de sa guinguette. Quand les missiles russes ruinaient des villes et des vies à 3000 kms de chez lui, reconstruire cette vieille ferme déjà ruinée lui a semblé comme une évidence. Créer un havre de paix quand d’autres créent des champs de guerre. Aidé par des centaines de proches au coeur lourd, il a redressé les murs de cette bâtisse quand les jeunes soldats ukrainiens dressaient à Kiev des barricades sur la place de l’Indépendance.

Pendant cette construction à l’ouest et la déconstruction à l’Est, je n’ai fait qu’observer.

Je n’avais de place que dans mes pensées. Mon cœur s’est souvent serré, mais mes bras sont restés croisés. Comme aujourd’hui, où assis au bar de la guinguette, je regarde cette famille ukrainienne être des nôtres et regarder vers le ciel sans nuage, sans prévoir la prochaine averse. Mitko a retrouvé sa femme Kristina, ses enfants Iva et Giorgi, son jeans et ses baskets. Quand il est arrivé il y a deux mois, il m’a serré dans ses bras comme si j’avais participé à la fin de la guerre, à ses retrouvailles. J’ai eu honte mais au même instant son regard, vivant et silencieux, s’est posé sur moi, pour me faire comprendre que la honte avait trop à faire en Russie pour se soucier de moi.

Lorsque le soleil or deviendra bronze en s’attachant à la cime des arbres à l’Ouest, l’orchestre amateur commencera à jouer pour ne s’arrêter que lorsqu’il réapparaîtra à l’Est.

Les habitués boiront du jaune d’abord, puis du blanc, puis du rouge. Ils danseront, ils chanteront, ils parleront d’amour avant de s’embrasser, avant de s’endormir sans penser à demain, sans penser à la prochaine averse. Et moi, je me joindrai à eux pour guinguer, maintenant que j’ai trouvé ma place dans ce lieu magique.