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L'art de la queue.

À vrai dire, je ne savais pas si je devais en rire. Nous étions là, français, allemands, espagnols, finlandais et suédois, à regarder ces queues.
L'art de la queue.
Photo by davide ragusa on Unsplash

À vrai dire, je ne savais pas si je devais en rire.

Nous étions là, français, allemands, espagnols, finlandais et suédois, à regarder ces queues. Des queues d'anglais. De longues queues d'anglais, qui frémissaient dans une froideur humide d'un mois de novembre dans le sud de l'Angleterre. Si mes souvenirs sont jeunes, nous remontions Above Bar Str. à la recherche, comme son nom l'indique, d'un bar dans lequel s'offrir une séance de binge drinking à bas coût. Mais tous les bars avaient cet organe d'humains qui se tenait droit et patient, à leur entrée. Des queues symboles de succès. Car c'est au bar qui a la plus grosse que revient la victoire. Quelle victoire ? Je ne sais toujours pas. Les bars sont en effet presque vides quand on y pénètre enfin, les os mouillés. Je n'explique toujours pas non plus la stupidité de l'homme, qui choisit d'attendre son tour en s'empalant à la queue la plus longue. L'imbécile aime faire monter le désir, j'imagine.

C'est ainsi que je découvrais l'art de la queue.

Je crois qu'il n'y a que moi qui l'appelle comme cela. Mais c'est un art. Il demande une certaine maîtrise, une patience sans limite, un esprit un peu tordu et une capacité à apprécier le désagréable. On le trouve à l'entrée des pubs de Southampton au moins, de cela je suis sûr. Mais savoir faire la queue est pratiqué bien au-delà, le Japon en est son plus grand adepte. Si la queue de cheval précisément a été interdite dans certains collèges de la région de Fukuoka car jugée "trop excitante", les autres queues sont acceptées au point d'être devenues un trait de la culture nippone. Le renard à neuf queues, kyūbi no kitsune, a beau être un animal maléfique dans les contes et légendes japonaises, les Japonais font la queue avec enthousiasme. Ils ont le gène de la queue, c'est ainsi. Nos boîtes de vitesse sont faites pour doubler, celle des japonais pour se ranger derrière. On dit d'ailleurs souvent que la queue des japonais est petite. Il n'en est rien. Et elle est partout. Sur les quais de gare, avec des marquages précis et respectés (avis à la RATP et aux détenteurs de pass Navigo), à l'entrée des restaurants, mais aussi des supermarchés même quand il n'y a ni solde ni offre promotionnelle limitée. Des files indiennes à la sauce japonaise.

Mais j'aime à penser que faire la queue, c'est plus profond que de s'aligner.

On peut avoir beaucoup d'imagination quand on voit une queue, y voir quelques symboles. Faire la queue c'est ainsi respecter. C'est se juger égal à l'autre. C'est faire preuve de patience quand nous souhaitons réellement quelque chose. C'est partager un moment avec des personnes certainement semblables, car nous attendons la même issue. C'est l'opportunité d'une rencontre, d'un échange, d'un sourire, d'un geste de politesse. Je mets à jour cet article pour y ajouter cette queue d'une longueur inouïe pour rendre hommage à la Reine Elizabeth II. Bref, cet art de la queue découvert il y a quinze ans avant quelques shooters de Jägermeister m'inspire encore aujourd'hui.

Mais je n'en fais pas ici qu'un éloge.

Il y a des queues qu'il faut savoir couper. Celles à l'entrée des urgences des hôpitaux, celles aux postes frontière de pays en guerre, celles devant les stands des Restos du Coeur. Et celles de toutes les petites bites qui lèvent la main sur leurs femmes ou ouvrent leur braguette quand ils n'ont pas envie de pisser.