Le bonheur est dans le pré.

Cannes.
Claquettes, casquette et caleçons achetés parmi les célébrités sur la rue d'Antibes, nous avions tout le nécessaire pour compléter la valise. Nul besoin de s'arrêter ni sur la Croisette, ni devant le Palais des Festivals, le bonheur nous attendait au Nord, bien plus au Nord. Avant cela, il nous fallait néanmoins nous acquitter du prix du parking sous-terrain, identique aussi bien pour ma Golf trois portes que pour sa voisine, la Ferrari douze cylindres (mais certainement plus douloureux pour moi que pour son propriétaire). Parking facturé au quart d'heure, je détournais les yeux le temps du calcul sur l'écran et apercevais une boîte à livres près de la borne de paiement. N'est-il pas un endroit incongru pour une boîte à livres, de même que pour l'ouvrage que je choisissais pour faire passer le montant du parking : Le bonheur est dans le pré, de Pierre Bonte. Je ne demandais qu'à en être convaincu, ne l'ayant certainement pas trouvé à Cannes.
Klefvingevägen 12, Ingäro (Suède).
Nul besoin d'un Fika à la terrasse d'un café de Stockholm pour être heureux non plus, même si un bon espresso contribue toujours à mon bonheur. Il suffit d'être bien installé sur la terrasse en pin de la cabane en bois rouge et aux fenêtres blanches, face à la petite île de Korsholmen, pour se dire qu'on le touche du doigt, même sans aurores boréales. On a le même sourire que Léon Marchand après quatre médailles d'or, on le sait car on allume tout de même la télévision pour assister aux finales. On est de ceux (français bien sûr) qui critiquaient les JO la semaine dernière et qui mettent aujourd'hui un rappel à 18h01, à 20h32 et à 21h24 pour nos exploits. Le reste du temps, on se plonge dans la lecture. On a laissé de côté les polars suédois, déconseillés lorsque vous vous trouvez dans leur décor de prédilection, on se passionne plutôt pour ces témoignages de gens heureux, aux quatre coins de la France, en 1976, bien, bien avant les JO de Paris. La suite, par Pierre Bonte, et Gisèle Vivot, surtout, qui aura clairement ici le dernier mot.
Lieu dit Les Alouettes, Rigney.
Après avoir été pendant vingt-sept ans le facteur du village de Rigney (Doubs), Mlle Gisèle Vivot vit seule aujourd'hui avec son chat Zébulon, dans une petite maison de bois, au lieu-dit Les Alouettes, en bordure de la forêt où son père était bûcheron. Sa principale occupation : l'entretien du cimetière communal qui, grâce à ses soins, à la réputation d'être le plus fleuri et le plus beau du département.
— Je suis heureuse ici. C'est le calme, c'est la paix... Je m'aime bien ici, pour moi, c'est le paradis. Au printemps, toute l'année y fait bon... Quand vous voyez les belles moissons, les beaux champs de maïs, les vaches, on entend les clochettes, ah, c'est beau. Si, si c'est bien mieux que le vacarme de vos autos dans les villes. On peut faire un pas sans risquer de se faire écraser.
Y fait pas chaud, hein ? Je vais allumer le feu. Vous, en ville, vous n'avez plus le bonheur d'allumer le feu avec du bois, de voir pétiller le feu dans le fourneau. C'est agréable, c'est une compagnie, y'a la bouillotte qui chante sur le fourneau, c'est une bonne chaleur, tandis qu'avec votre sacré fuel...
Zébulon, Zébulon ! Alors là, voyez not'chat, y sait bien pourquoi qu'y vient... Zébulon, y'veut boire son lait, not'petit chat.
Comme c'est agréable de voir la flamme, hein ? Y'a qu'en Franche-Comté qu'on voit ça. Ah ! La nature, c'est tout ! On dit : le silence, mais on l'écoute le silence, il vous parle. Vous savez, j'suis fatiguée le soir, mais je m'en vais sur la citerne parce qu'il y a du ciment, pis j'r'garde le ciel, pis j'écoute, pis alors ! Je pense, je pense vraiment devant l'infini du ciel, des astres, de toute cette beauté-là, je reste confondue, j'ne sais plus quoi dire. Regardez voir si le soleil ne revenait plus ! S'y avait pus d'jour tout d'un coup ! Le jour n'a jamais failli, y'se pointe à son heure, y s'couche.
— Vous vivez dans le silence, vous ?
— Oui. Parfois, je vais dans le cimetière, j'suis avec mes morts, je pense et pis ça m'empêche pas de discuter, puis d'rigoler, pis y'a des gens qui viennent me voir, et pis on rigole un bon coup. Vous savez, les morts, hein, s'y pouvaient r'venir, ben, y nous diraient : "Écoutez, ne pleurez pas les morts, vivez heureux, aimez-vous les uns les autres..." Voilà c'qu'y nous diraient... Ah, ah, comme moi, quand je déguerpirai, ah, ah, ah, vous savez pas, hein ? J'ai demandé à Notre-Seigneur : J'voudrais jamais mourir. Vous savez pas pourquoi ? Parce que je me dis, quand je regarde les Alouettes, ça s'appelle les Alouettes, ici, je regarde les Alouettes, c'est tellement beau, mes horizons je les aime... Alors, je me dis : Tu vois, quand tu seras plus, est-ce que tu crois que les autres y vont les voir comme toi tu les vois ? Dire qu'un jour venu tu vas t'en aller... Tu vas être dans la terre. Oh, ben ça, ça ne me plaît pas. Oh, oh, oh ! Mais pour le moment, nous voilà bien au chaud près du fourneau, on boit une bonne tisane, on est détendus. C'est ça que le monde ne connaît plus, le vrai bonheur. Je voudrais, comme ce soir que nous voilà près du feu, dans le calme, au milieu de la nature, détendus, que tout le monde goûte comme nous. Et pis qu'il sache. C'est ça le vrai bonheur. Il est simple.