Le poisson qui voulait se noyer.

Maurice en a gros sur la patate, même s'il a tendance à très vite l'oublier.
Il l'avouerait volontiers à quiconque lui poserait la question : oui, il est déprimé. Mais personne ne le lui demande. On lui sourit, c'est tout. Et il a beau ne pas sourire en retour, personne ne semble s'en offenser. Il a parfois l'impression d'être invisible, alors il prend sa respiration et se lance dans des va et vient très rapides. Ils attirent bien l'attention, les yeux suivent bien ses longueurs. Pas de doute, on le voit. On l'applaudirait presque. Fanny, sa spectatrice la plus assidue, lui tient souvent compagnie, de l'autre côté de la fenêtre. Elle le nourrit, elle fait le ménage chez lui. Pour autant, elle garde toujours ses distances. Pas de poupouille, pas de petit bisou. Ça, c'est pour Félix. Ça le déprime encore plus, il aimerait qu'on le sert fort, parfois même jusqu'à l'étouffer.
Qu'est ce qui ne va pas ?
Il se pose la question à lui-même, il fait la conversation. Il se déplace d'un bout à l'autre de l'aquarium pour jouer tour à tour Maurice, dans son propre rôle, puis Gérard, son psy virtuel. "Qu'est-ce qui ne va pas ?" lui redemande Gérard. Maurice ne sait pas par où commencer. Déjà il y a qu'il est claustrophobe, il panique souvent dans sa bulle, à rêver de liberté, d'un océan bleu à perte de vue. Il en a vu un une fois à la télé, il s'est cogné fort plusieurs fois contre la vitre pour espérer l'atteindre, mais l'océan s'est transformé en une publicité pour croquettes. Il y a qu'il a aussi souvent le mal de mer, ça dépend des jours. Ca vient surtout quand Félix donne des coups de patte dans son piège de cristal, il y a tout qui tangue et il sent l'envie de vomir quelques flocons. Mais ça lui arrive aussi beaucoup dans ses rêves, il s'imagine alors en train de flotter, emporté par les flots. Il se dit que ça doit être la vieillesse, car il n'a plus sa fougue d'antan. Il peine à bouger, à faire ses 10 000 coups de nageoires quotidiens. Parfois il erre au fond du bocal, il passe la journée à ne rien faire, à attendre que quelques flocons de nourriture lui tombent dessus. Ça lui arrive même de laisser son repas se dissoudre dans l'eau sans qu'il ne bronche. Dans ces moments là, il se sent seul, terriblement seul. Il a longtemps espéré qu'on lui offre un compagnon, d'ailleurs il trouve les poissons dorés très jolis, même si n'importe quelle couleur aurait fait l'affaire. Mais ça n'est jamais arrivé. Alors il se lance parfois dans des folies solitaires, il fait des tours si rapides dans son verre qu'il a l'impression de voir un autre poisson devant lui, qu'il n'arrive jamais à rattraper. Il finit par avoir le tournis et abandonne alors qu'un ouragan semble avoir troublé les quelques herbes sous ses écailles. De toutes façons il ne se sent pas beau, pas sexy. Il voit bien qu'il n'ait plus aussi rouge qu'avant, que des tâches blanches commencent à apparaitre sur son visage. Il a vu la même chose à la télé arriver au Premier Ministre et il a peur que lui aussi on le remplace. Bref, "ça fait beaucoup de choses à porter pour quelqu'un qui n'a pas d'épaules", confesse-t-il à Gérard.
Ce matin il rêve d'aventure.
Il rêve de cascades, de canyoning. La nuit dernière une voix lui a dit que c'était ça l'ultime voyage d'un poisson rouge. Alors il prend son courage à deux nageoires, gonfle les branchies, et s'arrête de respirer. Après plusieurs secondes il voit trouble, les yeux dorés de Félix lui semblent énormes face à lui. Ils suivent le mouvement de ses convulsions. Le voilà qui s'élève vers la surface, vers la lumière au plafond. Son maigre corps se renverse, puis flotte. Il panique mais ne peut plus rien faire. Il se calme en s'imaginant les cascades d'eau l'emporter vers une nouvelle vie. Mais c'est la mâchoire de Félix qui le saisit. Il tombe sur le sol frais, trimballé d'une patte à l'autre. Il voulait se noyer et le voilà finalement la tête hors de l'eau. "Ce n'est pas aussi plaisant que je l'imaginais", se dit-il avant de s'endormir.