On me file un mauvais coton.

C'est une histoire de chemise.
Que de chemise, pas de cul. Car une chemise, c'était tout ce dont j'avais besoin. Pas une envie cette fois, mais un vrai besoin, un mariage. Dans le RER A, les auto-collants "ce train est climatisé, merci de garder les fenêtres fermées" annoncent le début du dérèglement. Car il fait 35 degrés et les gens sont fous, agressifs ou odorants. Ou les trois. Peut-être que cela n'a aucun lien avec la canicule, vous me direz. Nous décidons d'éviter Châtelet et ses milliers de corps cadencés qui se croisent dans un Tetris géant, pour prolonger le plaisir jusqu'à Auber. L'Opéra Garnier nous accueille sous le soleil, on a envie de se dire que tout de même, Paris est belle. Quelques parfums de Grasse chez Fragonard renouvellent l'air des sous-terrains transpirants dans nos nez fragiles, et nous voilà avec les points de vie de retour au maximum. Il fait chaud, mais bientôt les vrais climatiseurs, ceux des entrées de magasins, nous donneront envie d'acheter un manteau.
Premier arrêt, SuitSupply.
SuitSupply, c'est une enseigne de costumes smart pour hommes qui nous vient des Pays-Bas et qui, Covid oblige, s'est adaptée et propose désormais une gamme smart casual : on parle ainsi de l'homme en costume, toujours, mais avec t-shirt et baskets (sneakers). Néanmoins, ils vont parfois un peu trop loin et perdent le côté smart : les mannequins portent une chemise trop ouverte avec un petit pull en cachemire posé sur les épaules. Mais on leur pardonne, car les photos nous font imaginer qu'on pourrait le porter aussi bien que ceux dont c'est le métier (l'homme est moins smart que le costume). Mais là où l'histoire se complique, c'est quand il s'agit de pouvoir (dans le sens de "avoir le droit") porter le vêtement si tu n'es pas mannequin. Voici l'histoire.
Nous tirons la grande porte du magasin, Rue de la Paix (qu'on aurait pu appeler Rue de la Richesse car la richesse est source de paix, mais ça risquait d'attirer la violence).
Nous sommes bien sûr accueillis chaleureusement par un vent à 50 km/h, à 15 degrés. Une employée se tient face à nous, impossible de l'éviter. "Bonjour, qu'êtes-vous venez acheter ?" nous demande-t-elle sans nous regarder, dans la même froideur que l'air du climatiseur au dessus d'elle. Je sais ce que je cherche, pourtant je réponds que je ne sais pas, au risque de ne plus avoir le choix. Agacée, elle nous laisse tout de même passer en précisant : "quand vous saurez ce que vous voulez, vous devez revenir me voir." Bien entendu. Je me faufile entre les mannequins en costume trois pièces (les vendeuses et vendeurs) et les gens aux dos et ventres voûtés, en tongs et shorts froissés (les clients). Je trouve une chemise (ma taille en plus !) bien pliée sous une table vitrée. Je regarde autour de moi à la recherche d'un vendeur, mais je ne vois que des clients qui semblent eux aussi avoir été perturbés par l'accueil militaire, errant entre les rayons. Après quelques minutes, je décide d'ouvrir le tiroir de la table pour prendre la chemise. Je n'ose pas me diriger seul vers la cabine d'essayage, les mots résonnent encore dans ma tête : "quand vous saurez ce que vous voulez, vous devez revenir me voir."
Je retrouve la barrière humaine à l'entrée, les yeux rivés sur sa tablette.
Il fait toujours 15 degrés, mais heureusement, elle porte un costume intégral de la marque pour éviter un arrêt de travail. Après le smart casual, SuitSupply vise l'unisexe à sa façon : faire porter aux femmes les vêtements qu'ils ont conçus uniquement pour les hommes. En tous cas, elle joue le jeu : triple pli dans le pantalon, triple pli dans les manches. C'est un style et surtout, c'est corporate. Bref, je ne suis pas là pour juger, ça me dérange moins que le pull sur les épaules. Avec le sourire et fier de la chemise que j'ai trouvée, je lui demande si je peux l'essayer :
- (1) Non, cette chemise n'est pas essayable.
- (2) Mais nous pouvons vous en donner une différente, dans la même shape.
- (3) J'ai un créneau dans trente minutes pour qu'un vendeur s'occupe de vous et vous installe en cabine pour l'essayer.
Je répète, pourtant c'est clair.
Je ne peux pas essayer la chemise que je souhaite acheter. Je dois en essayer une autre, de la même taille mais pas de la même couleur, ni de la même matière. Pour essayer cette chemise en soie jaune, en m'imaginant qu'elle soit en lin gris (celle que je veux), je dois attendre dans trente minutes. Un vendeur m'accompagnera personnellement (et m'expliquera certainement comment enfiler la dite chemise, s'il me laisse la toucher). De là, j'imagine que je devrais retourner prendre un vent sous la clim de l'entrée et un rendez-vous pour un passage en caisse (en espérant que la chemise que je souhaite soit en stock, car j'imagine que celle que j'ai dans les mains sert uniquement de modèle d'exposition). À voix haute je répète uniquement "elle n'est pas essayable", même pas sous forme de question. Je lui tends la chemise et sors retrouver mes esprits sous les 30 degrés du réel.
C'est la fin de l'histoire et elle est inintéressante, pardonnez moi.
Mais, comprenez, l'expérience fut traumatisante. Je savais que le monde filait un mauvais coton, mais tout de même pas pour une chemise (bam !). Et je ne suis pas la seule victime ! Une autre personne a du prendre rendez-vous et attendre trente minutes pour savoir si un t-shirt était disponible dans sa taille (merci d'avoir patienté, malheureusement non, désolé monsieur !). Un autre s'est vu expulsé du magasin pour avoir essayé une veste par dessus sa chemise sans demander l'autorisation au vigile (dommage si elle lui allait bien !). Et d'autres, qui confirment que le monde va très mal, étaient ravis de cette nouvelle expérience de shopper avec accompagnement exclusif de la part des vendeurs. À quel moment j'ai perdu le fil ?
Épilogue : j'ai trouvé ma chemise dans un endroit bien plus modeste et agréable : les Galeries Lafayettes. Heureux, j'en ai profité pour compléter le look en attrapant sans trop réfléchir une paire de chaussettes bleu marine soldée. 35 euros.