Quand l'histoire est terminée.

Bertrand s'effondre sur le lit, comme si tout le poids qu'il porte était le résultat de sa journée à demi-chargée, et non pas de son kilo mensuel supplémentaire.
Sarah, assise contre la tête de lit et interrompue dans sa lecture, le regarde et se demande s'il compte les années qui passent dans les stries de son ventre tendu. Ce ventre qui prend de plus en plus de place dans l'appartement, exhibé dès que Bertrand rentre à la maison le soir et caché seulement lorsqu'il sort le matin. Sarah n'arrive plus à se souvenir s'il a toujours été comme ça, allergique aux t-shirts, même en hiver. Ou s'il s'agit vraiment d'une fierté, d'un atout à montrer, à polir et à embellir. Car une chose sur laquelle Sarah n'a aucun doute, c'est que Bertrand est convaincu de son sex-appeal. Ce soir encore, il va se retourner, se moquer du livre qu'elle lit, le fermer sans considération et le jeter sur la table de chevet. Il va ensuite poser ses mains et son ventre contre elle, la respirer et la serrer comme une grosse peluche qui ne parle pas et ne ressent rien. Puis ce sera au tour de son sexe de se coller et de se frotter à son tour, comme un chien confond aussi parfois une jambe. Soudain, Bertrand pousse un cri aigu qui stoppe net sa respiration sauvage. Il se retourne sur le dos, regarde son ventre comme si on venait d'y enfoncer un couteau. Mais Sarah n'en est pas encore arrivée là, même si elle l'a déjà imaginé, comme ça, brièvement.
"C'est quoi ça, un marque page ?"
s'écrit Bertrand énervé, comme s'il se demandait à lui même s'il savait à quoi ressemblait un marque page. Sarah, qui profite un instant d'avoir retrouvé sa liberté, souhaite tout de même lui répondre et jette un oeil à l'objet qu'il a dans la main. Elle se raidit. Bertrand tente de se relever avec difficulté, la tête pliée et le menton enfoncé dans le haut de sa poitrine grasse. Il regarde de plus près, c'est bien un marque page. Un beau marque page, un papyrus protégé dans une couverture en plastique, avec un ruban violet en soie qui furtivement rappelle à Bertrand une bretelle de nuisette. Plutôt que de rapprocher le marque page de ses yeux, il tente de rapprocher sa tête du papyrus pour y lire le message inscrit, celui qui n'est pas codé. "À Sylvain, mon amant de lecture :) Joyeux Anniversaire. Sarah."
_ C'est quoi ces conneries ? demande Bertrand, plus perplexe qu'énervé.
_ Des hiéroglyphes, répond Sarah.
C'est sorti tout seul, elle ne savait pas quoi répondre. Elle est paniquée, ne sait quoi ajouter. En une seconde, elle se rend compte de la bêtise d'avoir fait écrire cette petite phrase sur le marque page. Mais sur le moment, cela l'avait fait sourire et elle avait eu hâte de l'offrir à Sylvain, quand il viendrait le lundi suivant pour leur rituelle après-midi de lecture. Elle sent la culpabilité lui monter à tête quand Bertrand parvient finalement à s'asseoir, prenant de la hauteur sur le corps qu'il enlace, embrasse et pénètre chaque soir pour finir sa journée. Cette fois encore, il va avoir beaucoup de mal à comprendre.
Bertrand, Sarah a un amant.
Elle te trompe, en cachette elle voit un autre homme, Sylvain. Chaque lundi, quand Sarah est en repos, il arrive vers quinze heures. Il enlève sa veste en jeans usée mais garde son t-shirt. Il embrasse délicatement Sarah sur la joue, la touchant à peine. Il lui sourit, lui demande comment elle va, comment s'est passée sa semaine. Elle lui propose un café, qu'il accepte volontiers et qu'il complimente à chaque fois, à chaque première gorgée. "Avec ton café, je pourrais lire toute la nuit sans m'endormir", lui répète-t-elle souvent. Car Sylvain est passionné de littérature. Il dévore les romans comme tu dévores le corps de Sarah. Sarah aussi adore lire et parler de ses lectures. Pour ton information. Elle aimerait beaucoup finir son chapitre chaque soir avant que tu ne l'interrompes. Elle aime partager cette après-midi de lecture hebdomadaire avec Sylvain, assis sur le lit, toujours avec un t-shirt, sans ambiguïté. Ils se touchent uniquement par leurs mots, par le partage de leurs sentiments sur leurs lectures. Pour eux, c'est jouissif. C'est pour cela que ce soir, elle panique, alors que c'est toi le coupable. Cela fait presque deux ans que Sarah a une aventure, une aventure intellectuelle. Pourtant, Sarah aurait aimé que ce soit toi. Elle aurait aimé qu'une fois, une seule fois, tu lui demandes en t'écroulant sur le lit le soir si son livre est bien, si ça vaut le coup que tu le lises aussi, si elle peut te le passer quand elle aura fini. Elle aurait aimé que tu lui offres un marque page car elle a dit à Sylvain "par contre toi tu évites de m'en offrir un, il faudrait pas que Bertrand tombe dessus par accident !"