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Réflexions imposées par Kiev l'imposante.

C’est l’invasion de l’Ukraine qui m’a officiellement fait perdre la tête. ‍ C’est pourquoi ce journal et ces réflexions démarrent en pleine guerre.
Réflexions imposées par Kiev l'imposante.
Statue de la Mère-Patrie, Kiev. Photo by Eugene on Unsplash

C’est l’invasion de l’Ukraine qui m’a officiellement fait perdre la tête. ‍

C’est pourquoi ce journal et ces réflexions démarrent en pleine guerre, précisément à la 312 ème heure d’un jour qui s’annonce déjà sans fin. J’ai honte que les dizaines d’autres guerres insensées n’aient pas déclenché chez moi pareils dégoût et désarroi. Je ne connais pas le Yémen, je ne connais pas la Syrie, j’ai visité Israël comme un touriste sur les traces de son prénom hébreu. J’ai honte. J’ai fermé les yeux. Ou je ne les ai pas ouverts sur les plaies désagréables à soutenir du regard. Lorsqu’un bateau, avec à son bord des gens ordinaires, échouait en Méditerranée, je me rappelais seulement mes vacances sur ces îles grecques, turques, italiennes. Je passais à autre chose après m'être demandé ce que les quelques survivants allaient bien pouvoir y faire maintenant. Mais ces îles sont nos voisines, leurs pays sont nos voisins, ils ne sont pas plus loin que l'Ukraine. Mais c’est bien l’Ukraine qui a révélé la folie d’un dictateur et mes carences en humanité.

J’ai visité Kiev il y a deux ans.

Je n'y étais qu'un touriste, car rien ne semblait pouvoir venir mettre à genoux cette ville imposante. Imposante par la richesse de son histoire, par la grandeur de ses statues, par les couleurs de ses bâtiments, par l'éclat de ses cathédrales, par la beauté de ses habitants. Elle semblait d’une solidité à faire pâlir les plus grandes. Belgrade, à côté, marquée par les Guerres de Yougoslavie, était encore si fragile. Kiev est l’une des villes les plus anciennes d’Europe, un coeur uni dont chaque quartier constitue un poumon que l’on vit distinctement. Avec mes deux amis nous nous sommes faits petits en traversant la ligne droite qui lie l’aéroport à la ville, les yeux rivés haut sur les barres d’immeubles à perte de vue. C’est ensuite le froid qui nous a saisit, lorsque nous avons marché dans les grandes artères grises. Les Tcheboureks, ces beignets à la viande typiques de la cuisine des Tatars de Crimée, nous ont été servi avec fierté par de jeunes ukrainiens, attachés par le coeur à cette région, leur Colline devenue russe. Ils nous ont réchauffé, aidées par les verres de vodka que nous avons avalé avant de lire sur nos montres l'heure encore jeune. Nous avons dormi dans une pièce d'Histoire, un appartement sculpté et figé dans le bois d'un autre Empire. Nous avons traversé la ville, sur terre, sous terre, fait des haltes dans des restaurants traditionnels, des fast-foods américains, des bars latinos, des cabarets parisiens, des clubs électroniques, des centres commerciaux capitalistes.

Tous les âges, toutes les cultures, toutes les religions s'y mélangent en harmonie, en modernité, en démocratie.

Nous avons parlé avec des producteurs de vins, de pâté, d’hydromel même ! Tous partagent les mêmes couleurs, le jaune des champs de blé des steppes ukrainiennes et le bleu du ciel à l’horizon. Tous marchent à l’unisson sur la place de l’Indépendance. Tous ne demandent qu’à vivre pleinement, qu’à faire l’amour, qu’à faire des enfants, car tout va bien. Ou plutôt tout va mieux depuis ce jour précisément. Volodymyr Zelensky, humoriste et acteur a mis en oeuvre son scénario pour enfiler son costume d’homme d’Etat de l’autre côté de l’écran. Il est élu Président alors que nous sommes là, au coeur de l’Histoire, spectateurs de la ferveur de tout un pays dans les rues de la capitale. Nous ne savions même pas que des élections avaient lieu, mais le frisson qui a soulevé les foules a également parcouru nos corps étrangers. Le jeune Président, sérieux désormais, veut tourner une page grise et froissée, en écrire une nouvelle, blanche, souveraine, libre, indépendante. Il a tout un pays derrière lui et nous aussi, qui nous joignons aux sourires et aux bras levés. Quelques semaines plus tard, quand nous serons partis, c'est Orelsan et Oxmo Puccino qui suivront nos traces (coincidence) pour tourner, entre les tours de ces millions de visages, le clip « j’ai réussi ma life ». Des mots que Kiev pouvait chanter haut et fort.

Il n’est plus rien de cette ferveur.

Je pense à tous ces jeunes, heureux et ambitieux, avec qui nous avons trinqué à la vie, à la paix, à l’avenir. À toutes ces familles, trainant le pas le long du Dniepr, avec qui nous avons respiré à pleins poumons le printemps fraichement débarqué, les yeux fermés, éblouis par le soleil bas. À tous ces artistes, artisans, commerçants qui ont partagé avec nous leur sourire, leur passion et leur optimisme. Que font-ils aujourd’hui ? Sont-ils debout, à fuir vers une frontière invisible ? Sont-ils allongés, terrés sous la ville ? Sont-ils accroupis, arme au poing derrière une barricade ? Sont-ils à genoux, à prier pour un miracle ? Rien de cela pour moi n’est concevable, encore moins acceptable.

Et nous, on fait quoi ?

On envoie quelques euros par SMS, au numéro qui s’affiche en bas de l’écran pendant le JT de 20h. On se demande ce qu’on attend pour leur tendre une main et repousser la folie d’une autre. On ne s'imagine pas faire partie des Livres d'Histoire.