Vikings des mers.

Prenons le temps d'imaginer.
Ceci n’est pas une histoire, ceci est un fait divers, une note dans un fil d’actualités, un regard bref sur son téléphone pour une brève comme tant d’autres. Mais tout de même, pour une fois, prenons le temps d’imaginer.
Imaginez.
Vous vivez misérablement. Pas pauvrement, misérablement. Vous n’avez rien, à peine le droit de vivre. Correction, ce droit, on vous l'a amputé en même temps que le très peu de choses que vous possédez (partagez). Vous êtes misérable, miséreux-se, respirez et expirez de la misère et de la poussière. En fait, vous êtes né-e au mauvais endroit. Rien de plus. Vous n’avez rien fait de mal. Et même si on vous en fait, vous ne voulez que du bien, vraiment. Mais voilà, vous êtes tombé-e 500 kilomètres trop loin. C’est vraiment rien 500 kilomètres, c’est en moyenne deux fois moins que ce que le SUV de votre voisin Hubert va parcourir ce mois-ci. Et pour ajouter au manque de pot, on vous a mis une mer sur la route d’un horizon moins noir. Une mer qui fait rêver des deux côtés : des vacances soleil et jet-ski pour les uns, une vie pour les autres. C'est une mer qu'on imagine calme, ensoleillée. D'ailleurs, pas de tsunami de prévu pour l'instant malgré le déséquilibre. Mais s’il y en a un un jour, on sait déjà de quel côté il va frapper. Car quand on a rien, on a pas de chance non plus, n’est ce pas ?
Bref, imaginez.
Vous êtes du mauvais côté de la Méditerranée, cette fois. Je vois déjà votre grimace. Rien de tel pour rendre votre journée désagréable, en plus c’est dimanche et vous n'êtes pas en vacances dans un resort au Sénégal. Pas d'inquiétude, vous serez de retour à votre quiétude dans moins de dix minutes. Imaginez donc, quelques instants. Après dix ans de dur labeur dans des conditions déplorables et sans syndicat, voilà que vous réunissez suffisamment d’argent pour embarquer sur un bateau de fortune, pour une croisière en Méditerranée, avec un aller simple. Sauf que si l'horizon paraît parfaitement plat, les vagues semblent former des mouvements de bras d'Européens qui vous repoussent en arrière. L'image du Costa Concordia qui échoue à côté c’est du spectacle, un numéro d’improvisation qui a mal tourné, rien de bien méchant. Là, il faut plutôt imaginer des radeaux de Koh Lanta, qui partent toutes les heures en direction du totem d’immunité que Denis Brogniart, en vacances soleil et jet-ski à Saint-Tropez, n’a pas prévu de donner. L’eau est bien moins turquoise qu'à la TV, les secouristes ne sont pas à proximité. Éventuellement, il y a une caméra spectatrice. La réalité, c'est que vous êtes perdu-e, vous n'avez que la mer à voir et la mer à boire. L'horizon n'est ni européen, ni africain, il est sombre dans toutes les directions. La guerre semble avoir embarqué avec vous.
C'est vous le viking, le véritable combattant.
La main que vous tend l'Ocean Viking est une bouée mais pas un sauvetage. Ce n'est qu'un plus gros bateau, et son point de vue plus haut de la proue ne rend pas l'horizon plus clair. Votre sort est toujours le même, vous n'êtes plus perdu-e mais vous êtes toujours au milieu de nulle part. La distance des ports s'affiche sur les écrans du bateau, mais aucune n'est accessible. Les appels en mer sont vains, les paroles sur terre font foi. Vous êtes à la merci du bon vouloir de politiques qui ne veulent pas. Le gros bateau ne peut rien faire pour vous. Malgré son nom de guerrier, il n'a aucune force politique. C'est pourtant de cette dernière dont dépend votre vie. Sauf qu'en plus de naître au mauvais endroit, vous avez décidé de partir au mauvais moment : les candidats à Koh Lanta sont déjà trop nombreux, il n'y a pas de place pour vous sur les îles désertes européennes. Vous êtes quelques centaines pour à peine 3 000 850 logements vacants et 886 933 emplois à pourvoir rien qu'en France, comment voulez-vous ? Soyez miséreux-se mais s'il vous plait, soyez raisonnable, rentrez chez vous. C'est dimanche et on aimerait profiter du soleil et d'une sortie en jet-ski.